Le projet Perpignan laboratoire social est lauréat 2021 de la thématique « Populisme et démocratie » de l’appel à projets Recherches émergentes de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme.

Le groupe « Perpignan laboratoire social » (PLS) est né de façon informelle le 9 juin 2020, lors d’une réunion de chercheurs rattachés aux universités de Montpellier, Perpignan et Toulouse. Il s’est donné comme ambition d’exercer une analyse interdisciplinaire (droit, histoire, géographie, sciences politiques, sociologie) de la capitale du Roussillon permettant d’éclairer la victoire du Rassemblement national (RN) aux élections municipales, effectuée le 28 juin 2020.
PLS travaille à produire une analyse de cette victoire comme une rencontre sur le marché électoral, entre une offre populiste rénovée et une demande populiste façonnée par les transformations du territoire depuis l’élection municipale de 1959.
L’extension du domaine du populisme en Europe a peut-être été plus culturelle qu’électorale. Le phénomène vaut pour les milieux académiques : sur les quatre dernières années Google scholar propose pas moins de 73 400 articles universitaires pour la requête « populism ». Cette croissance de la notion dans l’espace public ne s’accompagne pourtant pas d’un consensus minimal quant à l’objet : bien au contraire, l’impossible définition du mot s’avère s’établir comme un poncif. Toutefois, la réduction du phénomène au « style » recule au bénéfice des deux items mis en avant par Cas Mudde : une opposition entre blocs homogènes du peuple et de l’élite, et une valorisation de la volonté générale (Mudde et Rovira Kaltwasser, 2018). Nonobstant, l’invention même du mot en français en 1912 renvoie à un dépassement empirique du clivage droite-gauche et du système partisan, avec un volontarisme social n’éliminant pas l’interclassisme. Si l’étiquette de « national-populisme » fut d’abord forgée pour décrire la réalité politique latino-américaine, le premier, sans doute, à en avoir fait usage en France fut François Duprat, alors numéro deux du Front national (FN), qui, en 1975, pour reprendre l’autodéfinition du parti que donnait Jean-Marie Le Pen, louait cette « droite nationale, sociale et populaire » latino-américaine (Lebourg, 2021).
Depuis que le FN a perdu Toulon en 1999, Perpignan est la première grande ville choisissant d’élire une majorité municipale lepéniste. Ce ne fut pas par surprise, ni sans que cette offre politique ne corresponde aux structures socio-culturelles de la ville. Déjà le 6 décembre 1992, Le Monde consacrait un long reportage à la cité en notant en introduction :
« Les Perpignanais sont gens étranges. Cela fait des siècles qu’ils ressentent un impérieux besoin collectif de mortification. Ils l’expriment sous une forme mystico-spectaculaire, chaque Vendredi saint, dans les rues de leur vieille ville (…). Les plus exaltés en sont même arrivés, ces dernières années, à manifester ce masochisme dans les urnes électorales en accordant massivement leurs suffrages au plus flagellant des partis politiques, le Front national ».
L’offre politique frontiste fut présente aux élections municipales perpignanaises à partir de 1989. Elle se structura d’abord grâce aux rapatriés d’Algérie, avec les figures de Mourad Kaouah, député de l’Algérie française entre 1958 et 1962, et Pierre Sergent, ex-capitaine et figure centrale de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Les bureaux de vote ayant une concentration de pieds-noirs significative ont offert des survotes au FN, particulièrement ceux où le foncier est le plus élevé, les secteurs plus modestes des rapatriés ne se désaffiliant de la majorité municipale que dans les années 2010 – au scrutin de 2014, ils représentaient encore 5,5% du corps électoral mais 16,7% des 397 adhérents de la section FN municipale (Fourquet, Lebourg et Manternach, 2014). Figure centrale de la stratégie dite de « dédiabolisation », ce qui l’amène à être un temps le numéro deux de son parti, Louis Aliot a justement été envoyé par Jean-Marie Le Pen à Perpignan après le 21 avril 2002 sur la base de son engagement pour la mémoire pied-noire, et en raison de l’orientation anti-Marine Le Pen qu’avait alors le secteur militant (Lebourg et Beauregard, 2012). Son implantation a permis au parti d’approfondir son enracinement local comme le montre la figure n°1 ci-dessous. Cette résonnance du FN dans la cité ne repose pas que sur une transformation de l’incarnation de son offre, mais également sur l’évolution de la demande sociale, puisque cette intégration au territoire se fait au moment où la ville connaît l’effondrement du système clientéliste qui l’avait structuré depuis 1959 (Giband, 2006).
Les facteurs sociaux participent de cette dynamique : quatrième ville la plus pauvre de France, préfecture du département où le taux de chômage est le plus élevé du pays (14%) et dotée d’une population peu diplômée (22,9%), Perpignan correspond aux items de la sociologie électorale européenne des partis populistes de droite (nationaux-populistes, néo-populistes ou illibéraux). Les phénomènes sociaux de déclassements, réels ou représentés, ont été au coeur de la victoire du RN : dans l’ouvrage qu’il a publié en 2021, Louis Aliot écrit que ce fut là l’essentiel, et non son programme: « c’est donc bien ce constat à la fois de déclassement économique, social, culturel, mais aussi d’abandon de la part des pouvoirs publics locaux, qui les a amenés à se tourner vers nous » (Aliot, 2021).
Si cette échelle macro est validée, c’est aussi le cas de la méso, l’échelle régionale. L’ex-Languedoc-Roussillon met en valeur un vote FN des classes moyennes au patrimoine fragile dans des villes pauvres ou, à l’instar de Perpignan, avec un fort coefficient de Gini ; ce vote y d’autant plus diffusé qu’existent des relais territoriaux (Négrier, 2012). Cependant, au niveau micro, si in fine le vote a pu devenir majoritaire c’est grâce à la construction d’une alliance entre groupes sociaux. De 2014 à 2020, s’est construite une alliance des bureaux de vote favorisés et populaires, à la fois à l’encontre des problèmes de sécurité (entre 2012 et 2019 a lieu une forte croissance des plaintes pour les atteintes aux personnes : +30,50% des coups et blessures et +329,41% des viols), de déclassement du territoire, et contre la société multiethnique (Giband, Lebourg et Sistach, 2021).
Mais si la cité s’était fragmentée, c’était aussi par une structure spécifique de l’économie du territoire et de ses classes aisées (plus que bourgeoises de par leur faible concentration en capitaux culturels) qui a assuré une sociologie propice à un vote populiste interclassiste. Si la communication politique national-populiste, à Perpignan comme dans une ville telle que Marseille, a réduit la question du clientélisme à ses dimensions ethnicisées (Crépon et Lebourg, 2015), la problématique des interactions entre étalement urbain, politique d’aménagement du littoral (plan Racine de 1963 à 1983), économie de la rente (Solans, 1993) et clientèles s’avère prépondérante dans un jeu où, comme en d’autres territoires, les enjeux de normes s’imbriquent aux stratégies de maximalisation des profits des acteurs locaux pour faire des politiques foncières une question politique (Jarrige et alii, 2015). Aujourd’hui, il n’est pas de meilleur rendement à Perpignan que celui obtenu par l’investissement dans l’habitat indigne (jusqu’à 20% en 2019, avec depuis quelques années des investisseurs internationaux), hormis au-delà de la très proche frontière où des notables perpignanais investissent dans les hôtels de prostitution, permettant de blanchir environ quatre millions d’euros de trafic de drogues en provenance des Pyrénées-Orientales (Tarrius et Bernet, 2014).
Contrairement à l’idée répandue selon laquelle Perpignan n’eût jamais été industrialisée, il y eut un tissu industriel et économique, avec pour fleuron le papier à cigarette, mais aussi de nombreuses briqueteries. C’est à compter des années 1950 que ce tissu s’est désagrégé (Marty, 2013), entraînant d’autant plus de conséquences politiques que depuis le XIXè ce secteur penchait à gauche, alors que les propriétaires terriens étaient de culture légitimiste, souvent teintée de carlisme (Gomez, 2015), dernier phénomène qui aboutit encore aujourd’hui à un quasi-monopole des institutions catholiques privées pour l’éducation de la jeunesse des secteurs dirigeants (tandis que six des huit collèges de la ville sont classés REP). Les classes aisées sont devenues externes à la ville : familles viticoles ou professions libérales demeurent dans la couronne péri-urbaine en refusant une ville estimée trop violente (il est d’ailleurs significatif qu’aucun des deux concurrents du second tour des élections municipales de 2020 ne vivait dans la ville intra-muros). La cité va se droitiser (Paul Alduy, son maire de 1959 à 1993, rompant définitivement avec la gauche en 1978) au fur et à mesure de son déclassement socio-économique et territorial (devenant une périphérie de Montpellier, Toulouse et Barcelone). La transformation politique de la ville doit donc se comprendre aussi à travers son articulation socio-économique avec la plaine de du Roussillon et le littoral touristique, à travers de nouveaux travaux pointant la relation entre rentes (propriété foncière réinvestie dans l’immobilier avec le plan Racine), clientélismes et populisme.
Bibliographie
Aliot L. (2021), Impossible n’est pas français, Versailles, Quid novi.
Fourquet J., Lebourg N., Manternach S. (2014), Perpignan, une ville avant le Front national ?. Paris, Fondation Jean Jaurès.
Giband D. (2006), « Les événements de Perpignan : la fin d’un système géopolitique », Hérodote, vol 1, n°120.
Giband D., Lebourg N. et Sistach D. (2021), « La prise de Perpignan par le Rassemblement National. Chronique d’une conquête annoncée », Pôle Sud, n°54.
Gomez J. (2015), Coopération transfrontalière et fabrique identitaire : le cas catalan, thèse de doctorat en science politique, dir. Jacques chevalier, Université Paris 1.
Lebourg N. (2021), « Les fragilités des dynamiques populistes ouest-européennes », Populisme, n°1.
Lebourg N. et Beauregard J. (2012), Dans l’Ombre des Le Pen. Une histoire des n°2 du Front National, Paris, Nouveau Monde.
Marty N. (2013), « Une désindustrialisation perpétuelle ? », Rives méditerranéennes, n°46, pp. 63-80.
Mudde C. et Rovira Kaltwasser C. (2018), Brève introduction au populisme, La Tour d’Aigues, L’Aube.
Négrier E. (2012), « Le Pen et le peuple. Géopolitiques du vote FN en Languedoc-Roussillon », Pôle Sud, Vol. 2, n° 37.
Solans H. (1993), Essai sur l’économie des Pyrénées-Orientales, Perpignan, Le Publicateur.
Tarrius A. et Bernet O. (2014), Mondialisation criminelle : la frontière franco-espagnole de la Junquera à Perpignan, Saint-Denis, Edilivre.